Estonie: Indépendance énergétique versus environnement

23/05/2012 13:35

Par Vincent DAUTANCOURT*
Le 01/10/2009

 

Depuis le recouvrement de l'indépendance de l'Estonie, les choix politiques majeurs du pays (dans le domaine de l’énergie) ont eu pour finalité essentielle de rompre avec les réseaux hérités de la période soviétique. Pourtant, de la même manière que d'autres Etats dont la situation est plus médiatisée comme l'Ukraine, l'Estonie demeure étroitement liée à son voisin russe pour son approvisionnement en gaz, puisque la totalité des importations vient de Russie.

Le cas estonien s’avère toutefois différent puisque les gazoducs ne sont pas utilisés pour approvisionner l'ouest de l'Europe, comme ce peut être le cas pour l'Ukraine ou la Pologne qui constituent des territoires de transit. L'Estonie se situe en marge des principales voies d’approvisionnement en gaz de l’Europe et les raccordements sont peu nombreux.


Une dépendance totale au gaz russe

L'Estonie est dépendante d'un seul gazoduc, qui relie Valdaï (oblast de Novgorod, Russie) à Riga (Lettonie). L'approvisionnement se fait par deux embranchements secondaires de ce gazoduc depuis la Russie, par la station frontalière de Värska (au sud du lac Peïpous), ou via la Lettonie, par la station de Karksi (Viljandimaa, sud de l'Estonie). De plus, d'une capacité quotidienne théorique de 4 millions de m3, le gazoduc du nord-est, en provenance de Saint-Pétersbourg et entrant en Estonie à Narva, n'est traditionnellement utilisé en moyenne qu'à hauteur de 500 mille m3 par jour. Ces gazoducs permettent à l’Estonie d'importer quotidiennement 11 millions de m3 de gaz. Afin d'éviter les ruptures, il est possible de stocker du gaz en Lettonie, notamment dans le réservoir souterrain d'Incukalns. Ce fut le cas avant l'hiver 2008-2009, lorsque Gazprom et Eesti Gaas, l'unique importateur estonien, s'accordèrent pour y stocker 405 millions de m3 de gaz, de quoi assurer la consommation des clients d'Eesti Gaas pendant la saison froide.

Cette situation de dépendance fait naître des craintes en Estonie en raison de la politique russe de contournement des Etats d'Europe centrale et orientale, notamment avec la construction du gazoduc Nord Stream entre la Russie et l'Allemagne à travers la mer Baltique. Les autorités estoniennes se sont farouchement opposées à ce projet qui présenterait une menace pour l'approvisionnement en gaz de l'Estonie et pour l'environnement marin. Les Estoniens craignent que les gazoducs qui irriguent leur territoire puissent un jour être coupés sans que cela n’affecte en rien l’approvisionnement des Etats d’Europe occidentale; le sentiment majoritaire est que celle-ci ne déploierait sans doute pas beaucoup d’efforts pour réclamer la reprise des livraisons.

La contrainte environnementale

Il convient toutefois d’affiner ce tableau: ses propres ressources naturelles permettent à l’Estonie de ne pas être exclusivement dépendante du gaz, qui ne représente que 16,5% (2006) des sources primaires d’énergie consommée en Estonie, loin derrière les schistes bitumineux, massivement présents dans le nord-est du pays (59% en 2006). Cette ressource permet à l'Estonie d'être «potentiellement» indépendante pour sa production énergétique (pour quelques décennies, selon le ministère estonien de l'Economie), notamment en ce qui concerne l'électricité.
Selon les données fournies par l'Office Estonien de la Statistique, le gaz ne contribue, depuis 2000, qu’à 5% de l'électricité produite sur le territoire estonien, grâce à la centrale thermique d’Iru (près de Tallinn), contre 92% pour les schistes bitumineux (centrales Balti elektrijaam et Eesti elektrijaam près de Narva[1]). Il est utile de préciser que le gaz s'impose dans la production de chaleur. En 2008, le gaz fut utilisé pour produire 39,3% de la chaleur, contre 34,3% à partir des schistes bitumineux.

En revanche, cette situation devient contraignante alors que le respect de l'environnement s'impose peu à peu dans les politiques énergétiques. Dans un pays où des liens forts avec la nature persistent (dans les discours) et afin de répondre aux normes environnementales européennes, l'utilisation des schistes bitumineux est remise en question.

Il est pourtant difficile de trouver des ressources alternatives: il existe certes une production hydroélectrique, mais son potentiel est très faible (13,5 GWh produits en 2006) du fait de l’absence de cours d’eau au débit significatif. En revanche, l’énergie éolienne s’impose avec force: quelques champs d'éoliennes existent déjà et le site Internet de Roheline Energia (en estonien «énergie verte»)[2] fait état de plusieurs projets d'importance variable. En construction depuis janvier 2008, le parc d'Aulepa (région du Läänemaa, région la plus occidentale de l'Estonie continentale) sera le plus important des Etats baltes: avec 13 éoliennes d'une capacité de 39MW, ce parc permettra de fournir 1,4% de la consommation estonienne, soit celle de 39.000 foyers moyens. Parallèlement à ce projet, Eesti Energia étudie les possibilités de construction d'un parc éolien près du lac Peïpous, à l'est de l'Estonie. «Il est possible de créer dans la région du Peïpous un parc d'une puissance de 900MW, auquel cas il serait possible d'y produire un tiers de l'électricité consommée dans toute l'Estonie au cours d'une année », affiche le site de Roheline Energia[3].

En 2008, la part des énergies dites propres demeure limitée dans la production estonienne, d'électricité, avec seulement 1,26% pour l'éolien et 0,26% pour l'hydraulique et les huit premiers mois de 2009 montrent une nouvelle augmentation pour l'éolien à 1,58%[4].

L’écologie favorable à la Russie? Cette montée en puissance de l’enjeu environnemental n'est pas sans conséquence sur l’image du gaz naturel. Alors que cette énergie n'est que peu utilisée par rapport aux schistes bitumineux estoniens, elle est considérée comme une énergie propre. C’est du moins ce que souligne le site internet d'Eesti Gaas. Le gaz présente des rendements nettement plus intéressants que les schistes bitumineux en matière de production d’électricité, sans parler des rejets moindres en CO2 et d'une production de déchets plus limitée[5]. Adopté le 15 juin 2009 par le Parlement estonien, le Riigikogu, le Programme de développement de l'Economie de l'énergie jusqu'à 2020 (Energiamajanduse riiklik arengukava aastani 2020) place d’ailleurs au rang de cible à atteindre, pour remplir l'objectif « Un approvisionnement et une consommation plus économes », l'amélioration de l'efficacité de l’utilisation des schistes bitumineux. Alors que deux autres cibles sur six sont liées aux énergies renouvelables, la question du gaz est quant à elle plutôt liée à la nécessité d'assurer un approvisionnement continu pour les consommateurs.

A supposer que cette option soit réalisable, le choix d'un plus grand respect de l'environnement devrait quoi qu’il en soit amener l'Estonie à voir s’accroître sa dépendance à l’égard de la Russie. Afin de la limiter, les gouvernements estoniens successifs soutiennent depuis quelques années avec une très nette volonté les projets alternatifs plébiscités par l'Union européenne, comme Nabucco. L'Estonie s'investit dans les nouveaux débouchés potentiels, même si les solutions sont limitées puisque la situation géographique du pays offre peu d'alternatives, dans la mesure où la Lettonie, incontournable, reste connectée au réseau russe.

 

Le salut au Nord

Seule l'ouverture vers la Finlande présente des opportunités crédibles et permet de créer de nouveaux réseaux. C’est le cas de la liaison électrique entre l'Estonie et la Finlande. Ce câble, nommé Estlink, est entré en service en décembre 2006, reliant les municipalités de Harku (Estonie) et Espoo (Finlande). Grâce à ce câble, les échanges dans les deux sens deviennent possibles, avec pour l'Estonie de nouveaux débouchés pour exporter mais surtout une diminution de la dépendance à la Russie. «Ce nouveau lien augmente considérablement la sécurité énergétique de l'Estonie», annonça Edgar Savisaar, alors ministre de l’Economie, lors de son inauguration[6]. Le projet de câble sous-marin avait émergé à partir de 1999, mais les avancées réelles ne furent visibles qu'à partir de l'hiver 2002-2003, lors duquel la consommation d'énergie augmenta sensiblement. Ce projet a constitué la première étape d’une nouvelle coopération entre les Etats baltes et les pays nordiques, avec la participation d'entreprises des trois Etats baltes et de Finlande, au sein d'AS Nordic Energy Link.

L'actualité récente confirme cette politique puisque le ministère estonien de l'Economie et des Communications a annoncé, le 28 août 2009, que le gouvernement autorisait l'installation d'un second câble, Estlink2, entre Püssi (Estonie) et Anttila (Finlande). La volonté d'une telle installation existait déjà en 2007, seulement quelques mois après la mise en service du premier câble et le financement était déjà assuré par les compagnies Eesti Energia et Fingrid. L'autorisation gouvernementale estonienne ne vient donc que finaliser la mise en place d'un projet qui devrait être achevé en 2013.

Ces câbles mettent en avant la volonté des Etats baltes de créer de nouveaux réseaux baltiques, destinés à rompre les liens avec la Russie. «Une fois le projet Estlink2 achevé, tous les Etats baltes seront liés aux réseaux de transmission des pays nordiques et ouest-européens. Cela renforcera l'approvisionnement du système électrique estonien et offrira l'opportunité de faire du commerce d'électricité»[7].
Les premiers résultats de cette politique se font sentir dans l’arrêt constaté de l'exportation d'électricité vers la Russie et le début d'échanges avec les Etats nordiques, comme la Finlande: selon le rapport statistique publié en 2008 par le ministère estonien de l'Économie, un tiers des exportations d'électricité se faisait vers la Russie en 2003 et en 2004 (environ 700 GWh). En 2006, l'Estonie n'a vendu de l'électricité qu'à la Lettonie (800 GWh, 79,6% des exportations) et la Lituanie (20,4%). En 2007, la Finlande devient une nouvelle destination, avec 1558 GWh exportés (56% des exportations) et l'année 2008 montre une augmentation des exportations (1738 GWh, 75%). La réorientation des ventes souligne alors la volonté estonienne de se détacher également de la Russie pour les exportations pour se tourner vers de nouveaux partenaires.

Malgré un approvisionnement gazier exclusivement russe, l'Estonie développe actuellement un nouveau réseau commercial énergétique. Cette évolution récente démontre que les choix estoniens réussissent à alléger la dépendance énergétique et à créer de nouveaux liens avec les pays nordiques, tout en répondant au défi environnemental. Toutefois, le gaz provient toujours de Russie et l'Estonie semble pour l'instant condamnée à subir cette situation.

[1] Cette dépendance aux schistes bitumineux entraîne ainsi une dépendance régionale, puisque 98% des schistes bitumineux sont transformés dans la région d’Ida-Virumaa. Cette dépendance rappelle que l'Estonie est toujours dépendante d'une certaine manière de son passé soviétique, l'industrie de schistes ayant été développée par le pouvoir soviétique. L'Ida-Virumaa, région délaissée par la restructuration industrielle, peuplée de Russes, s'impose alors dans l'économie de l'énergie estonienne.
[2] Roheline Energia est une filiale d'Eesti Energia qui promeut la production énergétique à partir des énergies dites vertes, comme l'éolien et l'hydraulique.
[3] Roheline Energia, www.rohelineenergia.ee
consulté le 26 septembre 2009 [4] Les sources primaires d’énergie utilisées pour produire de l'électricité sont les suivantes (2008): schistes bitumineux (91,01%), gaz naturel (3,98%), gaz extrait de schistes bitumineux (2,62%), éolien (1,26%), autres sources renouvelables (0,35%), pétrole extrait de schistes bitumineux (0,34%), tourbe (0,14%), hydraulique (0,26%).
[5] La production d'électricité par combustion des schistes bitumineux produit une quantité importante de cendres.
[6] «Estonia-Finland undersea cable loosens Russia's energy grip on Europe», AFP, décembre 2006.
[7] «The Government authorised the installation of submarine cable Estlink2», ministère estonien de l’Economie et des Communications, 28 août 2009.